jeudi 18 octobre 2012

Quelquechose de pourri au royaume de l'abondance.

Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexique. La société de consommation, c'est le choix, donc la liberté, donc le bonheur ? En réalité, estime une sociologue slovène dans un livre récent, ce sentiment d'être parfaitement maître de nos décisions et de nos vies a un revers angoissant. Et tue l'action collective.
 (Dessin de Boligán dans El Universal, Mexique. Droits réservés)
 
 
Aux noix ? Aux pommes ? Aux baies des bois ? Croquant ? Allégé ? Au sucre ou au miel ? Avec ou sans gluten ? On peut dire que la multiplication des offres  présentées à notre choix provoque en nous cette douce euphorie de l’abondance qui rappelle la joie de l’enfant devant le sapin de Noël. Le problème, c’est que le plaisir vire facilement à l’inconfort, voire à la franche angoisse. Car nous sommes en permanence confrontés à des choix, ainsi qu’à une variété toujours plus grande d’options possibles.
Vous avez besoin d’un téléphone portable ? D’accord, mais de quelle marque et quel modèle, avec quel opérateur et quel type d’abonnement ?
Vous êtes libre de choisir, mais aussi en grave danger de faire le mauvais choix.
Le psychologue américain Barry Schwartz s’est amusé à compter, dans un seul magasin d’électronique, le nombre d’installations stéréo différentes compatibles avec les appareils présents. Résultat : 6 millions et demi. Auteur d’un livre intitulé
Le Paraxode du choix [Michel Lafon, 2006] et conférencier plein d’humour, Barry Schwartz remporte depuis quelques années un franc succès en décrivant la gueule de bois du consommateur dans les sociétés occidentales avancées. Jusqu’ici, dit-il, ce dernier a adhéré sans mollir au dogme libéral : "plus on a de choix, plus on est libre, plus on est heureux." Or, il s’aperçoit que l’excès de choix, loin d’augmenter son bien-être, a sur lui un effet paralysant. Et même s’il parvient à surmonter cette paralysie, il sombre dans l’angoisse et l’insatisfaction chronique de celui qui ne peut jamais être en paix avec ses choix. Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’abondance.

Chacun maître de sa vie et chacun pour soi

Un peu de choix, c’est bien, mais l’excès de choix est notre “fléau”. Après Barry Schwartz l’Américain, voici Renata Salecl la Slovène, avec La Tyrannie du choix, qui paraît ces jours-ci en français chez Albin Michel. Renata Salecl est philosophe et sociologue, spécialiste de la dimension émotionnelle et psychanalytique du droit. Avec la distance critique de celle qui a découvert tardivement le paradis de la consommation, elle reprend la réflexion en la radicalisant : son livre explore les enjeux inconscients, mais aussi collectifs et politiques du paradoxe de l’abondance. L’idéologie du choix, rappelle-t-elle, est loin de s’appliquer aux seuls objets de consommation. Elle alimente l’idée que chacun d’entre nous est le maître ultime de sa vie et de son bien-être. Depuis sa religion jusqu’à la forme de ses fesses, de son métier à ses objets amoureux, de son programme TV à son identité sexuelle, l’individu occidental contemporain est censé tout choisir, en toute liberté.
Plus encore, encouragé à “devenir lui-même” par les innombrables avocats du développement personnel, il ne cesse de travailler à sa propre amélioration. Son corps est son projet, sa petite entreprise, tout comme son couple, ses enfants, ses loisirs, son profil professionnel.
C'est pourquoi le jour où il tombe malade, le jour où il est licencié, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même : au lieu d’être en colère, il se sent honteux. Nous vivons en somme dans un monde qui encourage en nous le fantasme de toute-puissance. Mais en oubliant que l’autre face de la toute-puissance, c’est la culpabilité : l’idée que nous serions les maîtres ultimes de nos orientations, de notre santé, de notre bonheur n’est pas seulement libératrice, elle est également accablante. Surtout, elle n’est qu’un leurre, rappelle cette familière de la psychanalyse.

L'idéologie du choix, politiquement déstabilisante

Contrairement à l’illusion entretenue, la plupart de nos choix, à commencer par celui de l’objet amoureux, sont régis par des forces inconscientes et irrationnelles. L’ambivalence est notre pain quotidien et le désir intimement lié à l’interdit. C’est pourquoi, face à l’absence de restrictions, nous nous fabriquons nos propres mécanismes d’auto-contrainte. Nous nous ruinons en livres de conseils pleins d’objectifs à atteindre, objectifs que nous culpabilisons d’avoir lamentablement manqués, ce qui nous amène, le moral dans les talons, à sonner à la porte des psychothérapeutes…
Mais le reproche principal que Renata Salecl fait à l’idéologie du choix, c’est d’être politiquement démobilisante. Apprendre à gérer sa colère peut certainement être bénéfique, écrit-elle, mais n’oublions pas que la colère est le carburant du changement collectif. “Obsédés par l’idée de nous améliorer individuellement, nous perdons l’énergie nécessaire pour nous engager dans le changement social.” Voulons-nous vraiment d’un monde qui préfère l’autocritique à la critique sociale ? où “la honte de ne pas réussir a remplacé le combat contre l’injustice” ? où “le problème de santé devient le péché intime de l’individu” ? Renata Salecl est bien placée pour savoir qu’en matière d’organisation sociale le choix des modèles gagnants est loin d’être illimité. N’empêche : la manière qu’elle a de questionner notre bonne vieille société de consommation est drôlement rafraîchissante.
Source: Anna Lietti |Le Temps. 12 Septembre 2012

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